C’est l’histoire d’un incroyable mensonge, celui de toute une vie. Pendant 18 ans, Jean-Claude Romand a fait croire à ses proches et amis qu’il avait réussi ses études de médecine, qu’il était médecin chercheur à l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Il prétendait chaque jour aller travailler à Genève; en réalité, il ne faisait rien de ses journées, se cachant de peur d’être découvert. Il escroquait les membres de sa famille pour soutirer de l’argent et effectuer de faux placements financiers en Suisse. En janvier 1993, avant d’être démasqué, il a tenté de tuer sa maîtresse. Puis, il a assassiné ses parents, sa femme et ses deux enfants à l’aide d’une carabine. Il a incendié le lieu du crime et a tenté de mourir dans les flammes en avalant au préalable des barbituriques. Il aura la vie sauve grâce à l’intervention des pompiers. Il sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Emmanuel CARRERE reprend cet authentique fait divers à sa manière. Il découvre les faits en 1993. Il assiste au procès du criminel en 1996, rencontre des proches, entretient avec l’intéressé une correspondance, à défaut de pouvoir le rencontrer. L’auteur entreprend difficilement l’écriture de ce roman de Romand, abandonne, le reprend. Il reconstitue l’affaire Romand et s’interroge sur les mobiles du meurtrier, imagine ce qui fut sa vie, raconte son présent en prison. Cette histoire vraie touche alors à la littérature, genre confus où se mêlent récit, fiction et documentaire, voire roman épistolaire. De nombreuses considérations apparaissent dans la narration, propos personnels, égotiques, typiques de l’écriture selon Emmanuel Carrère. Pour preuves, les thèmes de la croyance, de la transformation humaine possible malgré les contingences, et la rédaction romanesque.
Le combat contre l’adversaire
“Soyez sobre, veillez. Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui il dévorera”, écrit l’apôtre Pierre.
Romand est le monstre sanguinaire, le diable personnifié, un être démoniaque : l’adversaire, selon les écritures. Ainsi en parle Carrère lorsque Romand se présente devant ses parents pour les assassiner. A l’instant de leur mort, ils ne voient pas Dieu, mais le diable dont leur fils a pris les traits (p.26). Le combat auquel se livre l’adversaire, est celui qui oppose le Bien et le Mal, Dieu et Satan, dans un jeu avec le péché, des paroles mensongères, des batailles inutiles.
Jean-Claude Romand était, selon son épouse, un homme “très cloisonné, séparant de manière stricte ses relations privées et professionnelles” (p.91). Clivé, dirait-on aujourd’hui, sans doute pour mieux couvrir ses mensonges et cacher sa double vie. Cette distinction nette entre deux composantes est fondamentale. Elle oppose le mensonge et la vérité, le faux social et le vrai affectif, le médecin fallacieux et le vrai mari ou le père aimant. A sa maîtresse, Corinne, il témoigne d’un vrai sentiment amoureux. Tant à l’épouse qu’à l’amante, un même mensonge, mais de vrais sentiments. Reste le doute, car si le mensonge est vrai, si la vérité est fausse, celle qu’on croyait vraie devient mensongère, règne le soupçon. En prison, arrêté, condamné, l’homme connaîtra la délivrance : plus besoin de mentir, il peut alors être lui-même.
Romand a pour origine une famille où règne la loi du silence. Ce sont des gens de parole, dignes de confiance; les hommes n’ont qu’une parole, pas deux. Les joies ou les peines sont passées sous silence. La souffrance psychologique, les troubles mentaux n’ont pas de place; seules les manifestations physiques sont tolérées. L’homme sera un être qui manie les mots pour bâtir un monde qui contient en son sein… le rien. Le mensonge ne recouvre rien : il n’est pas médecin, il ne travaille pas à l’OMS, il n’est pas malade ou cancéreux comme il le prétendra pour cacher ses méfaits par la suite. Paroles, des paroles, beaucoup de paroles chez Romand.
La transformation
Enfermé, emprisonné, Romand connaît la délivrance. « Je n’ai jamais été aussi libre » (p. 185). Libéré, parce que plus de faux-semblants, plus de mentir vrai. L’homme devient bon, apaisé, entretenant de bonnes relations avec les autres détenus, reconnu comme un être pacificateur. La foi chrétienne le gagne, il fréquente des croyants qui lui rendent visite en prison, participe à des prières collectives. Un autre homme apparaît, jouissant pleinement d’une transformation qui s’opère en lui malgré les contingences et des circonstances défavorables.
« Je crois que le temps permettra une transformation, qu’il apportera du sens. » (p. 208)
C’est le héros type selon Carrère, comme l’auteur développera par la suite, dans des romans ultérieurs, les figures romanesques de la métamorphose :
- Étienne, le juge au Tribunal de Vienne, collègue de Juliette qui meurt d’un cancer à 33 ans, qui vit amputé d’une jambe et se transforme en justicier qui lutte contre le surendettement de pauvres familles (« D’autres vies que la mienne ») ;
- Limonov, poète, romancier, chef de guerre… un personnage haut en couleurs, qui devient sous la plume de Carrère une sorte de Barry Lindon de l’époque soviétique, faussaire de génie ; emprisonné par Poutine, il change du fait de son incarcération et atteint une sainteté (« Limonov ») ;
- des hommes et des femmes, qui connaissent la béatitude, dans une vie de tourments et surtout d’extase au quotidien. Des épisodes fortuits, présentés presque par hasard, nous montre l’état de délivrance réelle qui est le Royaume sur terre, ici et maintenant (« Le Royaume »).
Le roman de Romand
Pour Carrère, Jean-Claude Romand, c’est une autre vie que la sienne. Et quelle vie !
Comme d’habitude, l’auteur entremêle son récit de considérations personnelles, nous donne à lire le roman du roman. Il cherche un point de vue, refuse d’écrire un récit en « je » ; il ne veut pas prendre la parole au nom de Romand. Il nous fait part de ses scrupules d’écrivain. Il s’interroge, écrit-il à Romand, sur sa place face à cette histoire.
En 1993, l’auteur suit l’évolution de l’affaire Romand, prend contact avec l’assassin. En 1996, il commence l’écriture de son récit, l’interrompt, le reprend. C’est le roman du roman, le roman de Romand, où il est question de vérité et de mensonges, de réalité et de fiction, dont les parts s’entremêlent de manière étonnante, pour former un livre de Carrère, inégalable.
Livres du même auteur:
Truculent, picaresque. Tel est le récit de la vie du terrible Limonov. Emmanuel CARRERE fait de ce poète, romancier, chef de guerre... un personnage haut en couleurs. Il devient une sorte de Barry Lindon de l'époque soviétique, faussaire de génie, dont nous suivons les traces partout dans le monde. ...
D'autres vies que la nôtre. Des vies et surtout des morts. Il est beaucoup question de maladies, de décès, de handicap, et de vie surtout. L'existence d'êtres proches de l'auteur : sa femme, sa belle-soeur, un collègue, ... C'est la vie des autres qui défilent sous nos yeux dans de multiples récits ...
L'évangile selon Carrère... C'est la vie de Jésus, le parcours des apôtres Paul et Luc vers l'édification de l'Église. Mais c'est un livre d'Emmanuel CARRÈRE, donc particulier. L'auteur parle de sa vie, de sa femme, ses enfants, de connaissances; de ses années de doutes, d'interrogations, de croyanc...