En 1967, Ora, Avram et Illan sont trois jeunes gens qui nouent une relation d’amitié indéfectible lors d’un séjour à l’hôpital. Ora a deux amours, et un coup du sort lui attribue Illan pour mari et père de son premier enfant Adam. Naît ensuite Ofer en s’accouplant avec Avram, après qu’il ait survécu aux souffrances endurées dans une prison égyptienne.Ora part en l’an 2000 sur les chemins de Galilée et parle de son existence. Ses enfants à l’armée, Ofer parti au combat, les inquiétudes d’une mère, la relation avec les hommes, les pères de ses enfants…
Triangle amoureux
L’histoire est classique, dans la configuration en triangle. L’histoire est tragique, et réserve bien des surprises en cours de récit. Une femme, magnifique Ora, mère courage en terre d’Israël; et deux hommes, deux amis, qui l’aiment tout autant, l’un s’effaçant au profit de l’autre. Ce sont les trois protagonistes de ce drame.
Unité spatiale et temporelle
Le récit est magnifiquement construit. Ce parcours sur les chemins loin du monde, des hommes et de la guerre, est celui de l’oubli, de la conjuration du malheur. C’est surtout l’occasion de parler à son compagnon de route et raconter les faits et gestes d’une femme en Israël. Cette randonnée commence après quelques étapes préliminaires, premières stations sur ce qui pourrait être un vrai chemin de croix:
- la mère dépose Ofer en taxi près de sa base militaire;
- Ora enlève Avram pour l’emmener de force sur les sentiers et se sauver tous les deux.
Merveilleuse unité de temps et de lieu qui donne au roman sa cohérence.
“Vingt-huit jours ni plus ni moins, calcule-t-elle avec une évidence irréfutable. Jusqu’à la fin de la mobilisation générale.” (p.99)
Elle part sur la route dans une profession de foi, pour conjurer le sort et sauver son fils. Elle fuit en compagnie d’Avram, le véritable père de son fils qui ne l’a jamais vu, apprend-on. Son compagnon de route a été meurtri par la guerre, blessé par la vie, et va renaître peu à peu lors de cette randonnée réparatrice à plus d’un titre. L’important, dans cette fuite en avant, n’est pas d’arriver quelque part, mais bien de partir, de s’enfuir.
“C’est une chance que ce sentier n’en finisse pas., se réjouit-elle, les yeux braqués sur le dos d’Avram. On a le temps de s’habituer aux changements.” (p.414)
La randonnée comme expression du romanesque
“- Marcher ainsi a quelque chose de spécial, n’est-ce pas? observe Avram un peu plus tard.- Pas mal de choses en effet! ironise Ora, perdue dans ses pensées.- Non, je veux dire, le fait même de marcher, d’aller d’un point à un autre, sans emprunter un raccourci. C’est comme si la piste nous apprenait à aller à son rythme.- C’est tellement différent de mon quotidien. (…) Progresser à petit pas me convient parfaitement. Et si on passait notre vie à marcher, marcher sans jamais arriver nulle part?” (p. 430)
Nous aussi, nous nous laissons emporter dans ce récit, nous prenons plaisir à progresser aux côtés des deux protagonistes. Prenons les aux mots! Lire ici, parcourir ces pages, découvrir l’intrigue est bien plus important qu’arriver à quelque conclusion, à connaître le fin mot de l’histoire. Nous ne saurons jamais si Ofer a eu la vie sauve. Mais en attendant, quel roman!
Le mythe d’Orphée inversé
Orphée descend aux Enfers pour ramener Eurydice à la vie. Il charme le Dieu des Enfers pour que celui-ci libère sa femme. Hadès le laisse repartir avec sa bien-aimée à condition qu’il ne se retourne pas et ne lui parle pas tant qu’ils n’auront pas regagné tous les deux le monde des vivants. Mais au moment de sortir des Enfers, Orphée ne peut s’empêcher de se retourner et perd définitivement sa bien-aimée.Avram et Ora sont les figures mythiques d’un couple qui chemine pour fuir chacun son enfer et regagner le monde, recouvrer la vie. Avram, dans le silence d’abord, en parlant à peine par la suite, revient à la vie après avoir survécu aux horreurs de la guerre, au cours de la randonnée, comme une remontée vers l’air libre; Ora le conduit dans cette fuite en avant, en regardant en arrière, en retraçant l’histoire de sa famille qui a été et ne sera plus jamais, en lui parlant sans cesse du passé, comme gage de l’avenir.Les grands romans empruntent souvent à la mythologie. Et le mythe est ici celui de l’art du roman même…