Tout part de photographies, de ces photos jaunies qu’on extrait d’une boîte en carton, qui portent au dos la mention de l’année, d’un lieu. Chaque séquence commence grâce à une photo familiale qui réveillent des souvenirs : des événements politiques (l’accession au pouvoir de François Mitterand, par exemple), les marqueurs de la vie familiale (les naissances, les mariages, les décè), musique de l’époque et chansons à la mode, les faits divers (la mort de Romy Schneider ou de Michel Foucault).
Au fil des pages, alors que l’évocation du passé défile à partir des photos qui se succèdent, l’inventaire devient systématique. Ce livre est le répertoire chronologique d’une vie intime, celle de l’auteur (elle), avec, en écho, la vie en société (on).
C’est l’usage de la photo comme prétexte réitéré, préalable à chaque texte, pour former in fine une énumération des pratiques sociales, une évocation de l’époque.
L’usage de la photo
C’est le roman total, comme l’appelle l’auteur, où rien ne manque : le roman presque totalitaire, où tout est inventorié, répertorié, avec la vie sociale en arrière-plan. Cette énumération inlassable est nourrie par la volonté d’”épuiser le sujet”.
La photo de l’auteur enfant, puis adolescente, femme enceinte, mère de famille, enseignante : tel est le déclencheur de chaque partie. Elle traduit un âge, une époque, un esprit du temps : le Zeitgeist des philosophes allemands. Annie Ernaux fait œuvre de roman sociologique, philosophique, en puisant dans les zones parfois obscurcies de la mémoire, avec pour aide visuelle la photographie.
Le roman total
Roman total, roman social, par le « on » du discours ambiant, la voix collective. Ce sont les repas de famille, interminables, les récits de guerre, les paroles échangées sur les origines, qui resurgissent grâce aux photographies.
Avec le but de révéler l’invisible des photos grâce aux mots, ce qu’il y a caché à l’envers du papier sensible, derrière la photo ou tout autour.
C’est un livre avec le « making of » en bonus, ou le comment et le pourquoi du livre qui se trouvent dans le livre. En cela aussi, le roman est total.
« Parce que dans sa solitude retrouvée elle découvre des pensées et des sensations que la vie en couple obnubile, l’idée lui est venue d’écrire «une sorte de destin de femme » entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus. Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées au la conduisent jusqu’à aujourd’hui. » (p. 158-159)
Comme Paul Auster dans son roman autobiographique où il est question d’inhumer les souvenirs, de retrouver les différentes temps, par l’écriture suscitée grâce à l’énumération des maisons habitées par l’auteur. C’est ainsi l’occasion de se rappeler un lieu, le temps, les gens, la vie.
Le passage du temps
La multiplicité d’images de soi marque le passage du temps, le changement intervenu dans la vie, l’évolution d’un moi hors et dans l’histoire. En cela, « Les années » sont une fresque de 45 ans : l’histoire d’une femme de 1940 à nos jours, en brassant les éléments de la vie privée, les considérations sociales ou politiques. La mémoire individuelle rejoint la conscience collective. Une femme, qui les vaut toutes, et que vaut n’importe qui, pour reprendre une formule de Jean-Paul Sartre. Une femme, un être humain en particulier qui vaut en général.
Le « je » est le point de vue de l’auteur qui, pour parler d’elle, use de la 3ème personne du singulier, en opposition au « on » de la parole commune. Cela donne au livre une dimension vécue à l’histoire.
Tout l’ouvrage est parcouru par une nostalgie inhérente à ce type d’exercice, une mélancolie certaine face à la fuite du temps que rien ne peut arrêter, même pas un auteur aussi talentueux qu’Annie Ernaux.
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