Mémoires d’une jeune fille dérangée
On peux reprendre à contre-pied le titre d’un ouvrage de Simone de Beauvoir. Annie Ernaux plonge dans l’été de l’année 1958, du choc créé par une première relation avec un homme et du traumatisme causé jusqu’en 1961, retour à la normale.
Durant l’été 1958, la jeune fille travaille comme monitrice dans une colonie de vacances pour enfants. Elle connaît là sa première expérience de travail en groupe, de vie en société hors de chez elle; elle y rencontre un homme, H., plus âgé, qui entretient avec elle une courte relation. Leurs rapports sexuels se déroulent avec violence et laissent la jeune fille dans une sorte de stupeur incompréhensible. Le séjour se termine mal, la monitrice peu douée dans sa relation avec les enfants est reléguée dans l’infirmerie, l’amante est délaissée par l’homme et la jeune femme est honnie par les autres membres du groupe. Tout se passe pour la jeune fille dans une sorte d’irréalité, d’inconscience et d’hébétude.
La honte
Ce récit est placé sous le signe de la honte. L’humiliation est la forme la plus vive de la mémoire, qui laisse d’ordinaire le sujet interdit au moment même, et qui donne lieu à l’écriture. Ainsi en parle Edouard LOUIS dans son travail sur le passé (voir “En finir avec Eddy Bellegueule” ou “Histoire de la violence”). La honte est la forme la plus durable de la mémoire, elle s’inscrit dans la chair.
Annie ERNAUX, ici, se remémore “son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil” (p.16). Et la romancière applique “à la lettre” son principe d’écriture. Il ne s’agit pas pour elle du déballage de souvenirs, ni d’un inventaire des moments du passé. L’auteure entend se frotter à la douleur de la forme, la mémoire de la honte, et pour cela abandonner la stupeur de la jeune fille bien des années après.
“Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.” (p. 151)
Ainsi s’explique cette différence étonnante à la lecture de ces pages, entre le “je” de la narratrice, et le “elle” qu’elle attribue à la jeune fille. L’auteur est juge et partie. “Elle est moi, je suis elle”, et entre les deux existe cette distance de l’irréalité, de l’effarement qui fait plus tard écrire.
Corps sexué et corps social
Elle et moi, mais aussi elle et eux. Chez Annie Ernaux, une jeune fille a sa première expérience sexuelle, ratée, et c’est toute une histoire! Le récit éminemment romanesque a une dimension sociale inéluctable dans cet exercice de mémoire. La jeune fille de l’époque fait l’expérience du désir qui prend corps en la personne de cet homme, H. Mais elle fait aussi l’expérience du corps social qui fait cercle autour de la fille, encercle, enferme. La jeune femme, fille unique, quitte son milieu familial et cherche sa place dans le groupe des moniteurs, connaît l’infamie, le rejet des autres, l’humiliation. Seule, vierge, sobre face à l’ébriété communautaire. C’est l’expérience dégradante des limites, d’un monde clos qui exclut.
“L’image, brusquement, d’un clan. De la massivité et de la solidité d’un clan issu d’une semence qui a fait souche, dans une trajectoire sociale réussie, sans surprise. La force du nombre. Je pense “je suis seule et ils sont tous”. (p.94)
La jeune fille vivra cette double expérience, personnelle et sociale, dans le dérangement, le dérèglement du corps. Boulimie, anorexie, absence de règles jusqu’en 1961. La jeune femme alors entre à l’université et écrit un roman, aime un autre homme. Retour à la normale, dans une unité de temps romanesque, en l’espace de deux ans.
Saisir la vie, comprendre et jouir
C’est le propre de l’autofiction, de cette écriture de l’intime dont Annie ERNAUX est maître. Elle est littéralement quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour (cf. p.143). Quelqu’un pour qui “ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive.”
“Il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir” (p.145)
Jouir de ce saisissement, de cette compréhension.
“C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture” (p.151)
Multiplicité des possibilités d’écriture pour notre plus grand plaisir de lire.
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